Voyage en Inde : Les tisserands de Mahmoodpur Nagariya

Mahmoodpur Nagariya est un village de vanniers, situé à dix kilomètres de Marehra, dans la région d’Uttar Pradesh au nord de l’Inde. (TEXTE ET PHOTOS de Meher Ali)

MES MAINS LE DISENT

Assis sur le sol en terre battue de sa pièce ou dans la cour, sous la chaleur de juin, Nem Singh tisse des paniers à l’ombre d’un margousier (ou neem, en latin : Azadirachta indica). En dehati, le langage du village, le processus de tressage se nomme bardana.
Le doyen des vanniers (Nem Singh, 78 ans) pose quinze paires de lattes fines de vigne de bois, en étoile sur le sol. Elles sont arrangées avec un angle identique entre chacune d’entre elles. Lui est accroupi dessus ; il prend l’une d’elles, la plie et la tisse de façon circulaire, pour démarrer le fond. Il passe à la paire suivante, prend l’une des deux lattes et fait de même, tressant dessus-dessous le reste des bandes disposées au sol. À mesure qu’il entrelace les liens, il tourne avec son ouvrage comme s’il faisait corps avec son panier. Une fois que le fond est tissé, il relève les bandes et les maintient au niveau de sa poitrine, en tenant les pointes à distance. Un vannier averti doit être prudent pour ne pas se blesser les yeux tandis qu’il tresse. Il commence maintenant le tour du panier. Quand on lui demande où se situe le point exact où il doit plier les lattes/éclisses, afin de donner à l’ouvrage sa forme circulaire, Nem Singh répond : « Yeh, yeh haath batatein hain », « Oui, oui, ce sont mes mains qui me le disent ! »

Le doyen Nem Singh tourne le panier une dernière fois et utilise son hasiya (sa faucille), son seul outil, pour nettoyer le tressage des bouts qui dépassent. Le panier fini est appelé « pittoo » ; il est utilisé pour stocker et transporter des mangues.

CASTES, HIÉRARCHIES ET SERVITUDES

M. Nem Singh a appris à entrelacer alors qu’il était enfant, avec son père et les aînés du village. Ceux qui tissent ces paniers appartiennent à la caste Ja-tav, identifiée comme Dalits, incluse dans la liste des castes officielles. Avant l’indépendance, ces artisans étaient associés en tant que manœuvres à la caste supérieure des Zamindars de ce village. Le doyen se souvient des Zamindars lui rappelant le travail obligatoire : « Tu dois venir travailler pour nous, ceci est ton devoir, tu dois payer ton attachement à notre caste. Tu as ce travail à faire. »
Nem Singh est devenu ouvrier lié à la classe des Za-mindars à sept ans.
« Nos aînés avaient travaillé ainsi, comme des manœuvres liés à cette caste, alors ils m’ont fait fonctionner de cette même façon, ainsi j’ai pu gagner mon grain quotidien. Nous devions tout faire, nous coupions la récolte de millet, nous dégagions les herbes des cultures qui s’étendaient sur plus de trois kilomètres. »
Il se souvient qu’alors, ce qui faisait le plus défaut à sa communauté, c’était l’accès à l’eau potable : « Pour avoir de l’eau, nous devions aller loin de la ville, en banlieue, près d’une vieille maison. Il n’y avait aucune eau disponible pour nous dans le village ». Les Zamindars avaient refusé l’autorisation de creuser, c’est seulement quand le Thakurs a acheté le terrain qu’ils ont eu la permission de le faire.

LES SANS-TERRE

La caste Lohia-Rajputs s’inscrit sous la domination d’autres castes. La plus grande communauté est celle de Mahmoodpur Nagariya, 300 ménages y vivent ; le Jatavs est la seconde communauté en taille, avec 150 ménages. La majorité d’entre eux sont sans terre. Cela signifie que, bien qu’ils habitent dans l’étendue fertile entre les fleuves Yamuna et Ganga, leur économie dépend toujours de ceux qui possèdent la terre. Au milieu des années 1960, les agriculteurs de Mahmoodpur Nagariya et les villages environnants cultivaient le chou-fleur et le vendaient aux commerçants d’Aligarh, Kasganj, Farrukhabad et même de Calcutta. Ces commerçants avaient besoin de paniers solides et bien tressés pour transporter leur précieuse marchandise. Ce sont eux qui ont appris aux Jatavs à tisser ces « pittoos » pour qu’ils puissent transporter en toute sécurité leurs productions alimentaires jusqu’à Calcutta. Pour tisser les paniers, les villageois utilisent le bois des arbres nommés arhar en bengali et en indi, le pois d’Angole ou encore Cajanus cajan L. C’est le même arbre qui sert à produire la laque rouge cochenille (arhar ki daal). Il grandit dans des régions arides, mais se trouvait autrefois dans les champs mal irrigués de Mahmoodpur Nagariya et ses villages environnants, explique le doyen Singh.
L’amélioration des méthodes d’irrigation a fait disparaître l’arhar et aujourd’hui, le vannier doit aller le chercher à près de 200 kilomètres de son village.
Le doyen Singh a fait le voyage pendant quinze ans. Un voyage seul coûte 28 000 roupies (Rs) et les vanniers doivent en faire au moins deux par an, entre mars et juin, quand la saison des mangues bat son plein. Le loyer pour le camion coûte à lui seul 8000 Rs et cela ne permet de rapporter que 500 paquets d’arhar. Pour rendre le voyage abordable, quatre à cinq familles se regroupent et les cultivateurs de mangues, principaux acheteurs de paniers « pittoo », leur donnent aussi une avance de fonds.

L’ÉCONOMIE DES MANGUES

Si la région d’Awadh, avec Lucknow comme centre, est la plus célèbre pour ses productions de mangues, le district de Doab en est le plus grand producteur.

Ce sont les mangues de cette région qui supportent l’économie de vannerie locale de Mahmoodpur Nagariya. Pendant la saison des mangues, il semble que le village entier se retrouve sur les aires de tressages (aangans). Devendra Singh, un autre vannier, dit qu’il ne connaît aucun autre village comme le sien et le village voisin de Mohan Sati, où le métier de vannier est pratiqué par la communauté Jatav entière.

Les femmes divisent le bois tandis que les hommes font l’entrelacement des fibres.
Ayudhya Devi est la doyenne, elle est la femme de Nem Singh. Pendant que son époux entrelace, elle est assise près de lui, une tige d’arhar de cinq pieds de haut fermement tenue entre ses genoux. De ses mains nues, elle défait les fibres, utilisant une faucille seulement pour la base, plus épaisse. Elle divise ainsi le bois d’arhar depuis qu’elle est venue dans ce village, comme jeune mariée, à l’âge de onze ans. À 75 ans, elle regrette que la vieillesse ne lui permette pas de faire beaucoup de travail. Pourtant, après la division du bois, elle doit encore préparer le dîner.

Les pièces de bois fendues sont mises à tremper la nuit dans un étang du village, l’immersion assouplit le bois et le rend flexible. L’entrelacement commence le matin suivant. Le doyen des vanniers peut tisser environ quinze paniers par jour. Quand il était plus jeune, il pouvait en entrelacer deux fois plus.

REVENUS DES PITTOOS

Quand les paniers sont achevés, chargés sur des tracteurs, ils sont envoyés aux acheteurs d’Aligarh, Khurja, Bulandshahr, Kanpur et Sikandra Rao. De là, ils voyagent vers le sud lointain, jusqu’à Mumbai, remplis de mangues juteuses. Les vanniers vendent le pittoo 22 à 25 Rs pièce, gagnant 10 roupies par panier. À la fin du mois, les économies de Nem Singh s’élèvent à 1000 roupies, en comptant la retraite obtenue sous Indira Gandhi.
Il dit qu’il fera ce travail tant qu’il le pourra, puisqu’il lui permet de gagner un bon revenu jusqu’à la fin de la saison des mangues. Ensuite, les sans-terre – les Jatavs –, ne pouvant pas se tourner vers l’agriculture pour gagner de quoi vivre, s’exilent hors du village. Ainsi, ce M. Man Singh qui va, avec ses deux fils, à Delhi, où ils travaillent comme peintres.
Le doyen Nem Singh est trop âgé pour ce voyage. Il cultive ses deux arpents de terre où il fait pousser maïs, blé et pois pour sa consommation personnelle. Il travaille aussi comme ouvrier agricole dans les domaines du Lohia-Rajputs. De juillet jusqu’à mars de l’année suivante, il nettoie les champs de maïs, continuant aussi à tisser des paniers plus petits, utilisés pour stocker des légumes. Leur nombre dépendra de la quantité des produits alimentaires qui devront être transportés. Les commandes ne sont ni aussi régulières ni aussi rémunératrices que celles des pittoos, mais elles permettent de patienter jusqu’au retour tant attendu de la saison des mangues.

L’article est extrait du Lien créatif numéro 20 pages 19 au 21.